Université des Mégalithes

"J'en ai vu passer des humains et des civilisations et je suis toujours là". Regarder le monde à l'ombre d'un mégalithe, ça change toute la vision.

Café philo: technologie ou société

Débattu le 8 décembre 2018 à Crépy-en-Valois

(Jean-Marc Bélot, prospectiviste, mythologue)

Sources: Blog Big Data et Blog Globb Security

C’était il n’y a pas si longtemps : le téléphone à cadran, écoutons son bruit encore familier. Il a été remplacé par le téléphone à touches, puis par le téléphone sans fil, puis par le téléphone sans fil ni touches (le mobile actuel à écran tactile). Plus récemment, vers 2010, on est passés à la télévision numérique TNT . Nous allons nous centrer aujourd’hui sur ces technologies dites numériques. L’introduction va être en deux parties :

  • Premièrement, l’intrusion des technologies numériques dans notre vie privée.
  • Seconde partie : l’intrusion des technologies numériques dans notre société.

L’intrusion des technologies numériques dans notre vie privée

On collecte nos données. Ce n’est pas nouveau qu’on collecte nos données personnelles. Les administrations et les banques le font depuis longtemps, nous n’avons plus grand-chose à leur cacher. On est déjà contrôlés de multiples façons.

On renonce à nos libertés. Un citoyen de 1789, venant de conquérir sa liberté, et qui reviendrait aujourd’hui serait bien étonné de voir à quel point on a renoncé à la nôtre. Il serait bien étonné de tous les carcans qu’on a acceptés en échange du confort. Or, les spécialistes pensent que, par la technologie, le monde va plus changer ces 20 prochaines années que les 200 années précédentes. Est-ce que cela va empirer ? Alors qu’avons-nous à redouter ?

On va pouvoir intervenir à distance chez nous. Le compteur Linky est le premier précurseur de technologies intrusives venant, non plus d’administrations, mais de sociétés privées. Les fournisseurs d’énergie vont pouvoir savoir quels appareils nous utilisons, comment, combien de temps. Ils vont utiliser ces infos, bien évidemment pour moduler les tarifs selon l’usage : recharger un téléphone portable ou une voiture électrique pourrait avoir un tarif dissuasif, ou alors ce sera l’éclairage ou le chauffage, on ne sait pas. Même si cela n’arrive pas tout de suite, ils vont pouvoir faire comme ils voudront. Peut-être même jusqu’à couper des appareils s’ils ne veulent pas de tel ou tel usage, ou pour réserver l’énergie à certains usages ou à certaines personnes. Pire, avec Linky, on contrôle si quelqu’un est dans la maison.

Les fournisseurs de télécommunications : pour l’instant, cela se passe bien. Nous n’avons rien à en craindre si nous ne violons pas les lois, si nous ne volons pas ni n’agressons pas notre prochain, on ne va pas perdre de temps à nous regarder. Les lois antiterroristes permettant l’intrusion dans tout dispositif connecté sont d’un usage limité. Mais les lois peuvent changer. Des restrictions de libertés d’expression, d’opinion, d’aller et venir ont déjà existé dans le passé. Elles sont monnaie commune en Asie. Elles semblent gagner l’Europe de l’Est et les Amériques. Alors là, si vous avez un téléphone, un GPS, une montre intelligente, une voiture récente, n’importe quel appareil connecté, vous êtes coincés.

Beaucoup d’enfants vivent déjà dans le virtuel. Ces enfants, élevés dans la politique du numérique et du virtuel sont de moins en moins socialisés. Seront-ils encore humains demain ?

Et il y a pire : l’exclusion numérique ! Rien que dans notre pays, des millions de français sont en souffrance face aux outils digitaux. Déjà, il faut avoir une connexion, et la plupart des campagnes sont mal desservies. Ensuite, il y a la compréhension des outils : maîtriser un ordinateur, une tablette, un smartphone dont l’interface change très souvent n’est déjà pas aisé. Mais même si on garde notre outil, sans changer de système d’exploitation, 5, 6, 8 ans, dès qu’on navigue, cela devient très souvent une jungle. Plus d’un quart d’entre nous éprouve de grandes difficultés face au numérique.

Et, pas de connaissance numérique, pas d’emploi.

Besoin de maîtriser, simplement pour vivre. On  va de plus en plus loin : tous les équipements sont peu à peu numériques : les volets, le chauffage, le portail, la voiture… Bientôt, pour le moindre acte concret, il faudra passer par une interface numérique : réserver un billet de transport, un hébergement, ses courses au supermarché. Bien heureux d’avoir encore à l’hôtel une personne pour nous accueillir, et une caissière au supermarché, pour le moment… Alors, ceux qui ne maîtrisent pas bien les interfaces, qui ne comprennent pas bien comment les utiliser, comment vont-ils faire ?

l’intrusion des technologies numériques dans notre société

On nous dit qu’on ne risque rien . L’Europe, ce microcosme de liberté nous met à l’abri, nous dit-on. Mais la dictature, comme disait le philosophe des sciences Denis Buican «  est-ce que cela ne peut arriver que loin, là-bas, en Basse-Tartarie ? Est-ce qu’ici, cela ne pourrait jamais exister ? » Peut-être pas si nous maîtrisions nos techniques. Mais ce n’est pas le cas, nous avons abdiqué et c’est préoccupant : l’Europe est absente des technologies numériques. Parmi les 20 grands groupes mondiaux du Numérique, 10 sont américains, 10 sont chinois.

Mais de plus, nous ne maîtrisons pas nos lois. L’angélisme des dirigeants européens, qui pensent qu’on peut se protéger par quelques lois, n’est pas pour nous rassurer. Les Américains ont déjà mis en place des lois d’extraterritorialité obligeant les pays et les sociétés qui utilisent des équipements, des réseaux, produits par les USA, à leur fournir les données qu’ils demandent. Alors, va-t-on préférer confier nos données à la Chine ?

Les nouveaux systèmes de collecte et d’utilisation des données à des fins commerciales, voire attentatoires, sont en train de changer d’échelle. Les multinationales voient les données comme le nouveau pétrole pour faire mouliner leurs logiciels d’intelligence artificielle et en tirer des bénéfices accrus. Des méga-changements sont déjà en route. Des mots qu’on ne comprend même pas : désintermédiation, cognification, virtualisation, aussi étrangers aux élus qu’aux citoyens. Tout va transiter par le Cloud : éducation, achats, maison, auto… Il y aura une copie numérique de toutes vos données et de tous vos actes. Et personne pour pouvoir la retirer ?

Notre société, c’est aussi le désemploi. Les pays européens ont déjà perdu 10% de leur compétitivité en dix ans. Les métiers routiniers, automatisables sont déjà en baisse depuis un moment. Cela va s’accélérer. Seuls les métiers non routiniers, qu’ils soient manuels ou intellectuels poursuivent leur croissance. Encore une chance: l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine sont différents, pour le moment. Tout ne peut pas être numérisé: intuition, émotion, créativité, imagination, éthique, empathie, conscience… Les spécialités du futur évoluent vers la créativité, la pensée critique, l’intelligence émotionnelle, la flexibilité cognitive. Mais, à moyen terme, il n’y a pas autant d’emplois. En Europe, on en est seulement à se poser la question. On est déjà en retard pour se lancer dans la rivalité pour la créativité. Les pays d’Extrême Orient et du Golfe ont parié depuis 40 ans sur le futur. Leurs technopoles sont bien plus grandes et plus avancées et attirent les meilleurs européens.

La technologie numérique peut-elle être neutre ? Nous voyons donc, au niveau de la société, que la technologie numérique ouvre d’énormes horizons de pouvoir, que nous sommes tout petits en tant qu’individus face à cela. Alors quel est l’avenir ?

  • La technologie sera-telle neutre ?
  • Sera-t-elle positive, nous libérant de tâches basiques, libérant la créativité et économisant la matière et l’énergie ?
  • Sera-t-elle négative ? En nous assistant trop, nous fera-t-elle perdre de nombreuses libertés de choix de vie ? Est-on en train d’atteindre un point d’irréversibilité vers un contrôle à plus grande échelle ?

Les citoyens pourraient arriver à réguler ses excès et à reprendre les commandes, au moyen d’un gros effort de responsabilité auquel nous avons pour l’instant failli.

Que disent les philosophes ?

Face à cet abyme d’incertitudes, il faut aller chercher quelques éléments de réflexion chez les philosophes des sciences et des techniques.

Sur l’importance de la transmission des savoirs et de la responsabilité, Jean-Jacques Salomon, philosophe des technologies, est allé jusqu’à poser la question en termes de vie et de mort. Cela s’explique. Il a rencontré Robert Oppenheimer, bourrelé de remords après avoir construit l’arme nucléaire, alors que des généraux américains préconisaient l’usage préventif de l’arme nucléaire. Il a vu l’impact de la technologie sur le réchauffement climatique et la guerre pour les ressources. Sa solution est l’importance de la transmission des savoirs et de la responsabilité. Pour lui, la partie n’est jamais jouée tant que les hommes ont conscience de leurs limites, si grands que soient leurs pouvoirs. La science visait à rendre l’homme maître de son destin. Les bavures de l’Histoire n’ont pas empêché la prospérité de croître. Le bilan est manifestement bénéfique. Même si on ne fait que courir derrière, la technologie n’est pas une divinité: l’affaire dépend encore de nous. Contrôler le changement technique, corriger sa direction, tel est l’enjeu du XXIe siècle, à moins d’accepter la fin de l’histoire humaine.

Sur la responsabilité des hommes, appelons Jean-Jacques Rousseau. Le désastre qui précéda Tchernobyl en Europe, le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, fut matière pour les philosophes à citer Dieu à comparaître devant le tribunal des hommes. Rousseau répondit que la solution ne peut être cherchée que « dans l’homme libre, perfectionné ». C’est l’homme corrompu qui a rassemblé là vingt mille maisons  de 6 à 7 étages. Plus récemment le pont de Gênes aussi, c’est nous. Les lois ne peuvent pas suffire, c’est à la responsabilité individuelle de dire « non ».

Les modèles de comportement sont de nouveau d’actualité. L’amiral Rickover a été honoré par le Congrès américain en 1982 après 60 ans de service actif. Jamais de compromission avec la Mafia ni avec la Nomenclatura. Il n’a pas cessé de démanteler les trafics et dérives, servi par une équipe qu’il sélectionnait pour sa compétence et son honnêteté. C’était une révolution. A l’époque, on ne faisait carrière à la faveur de privilèges. Durant son temps, un technicien de grade inférieur pouvait donner un ordre à un officier supérieur s’il était plus apte. Mais il était sans illusion. Lors de cette dernière audition, questionné sur les sous-marins nucléaires, il répondit : « Je ne crois pas que l’énergie nucléaire vaille la moindre peine: je les coulerai tous. Nous pouvons nous attendre à ce que nous les utilisions. Nous nous détruirons probablement. De nouvelles espèces viendront, qui seront peut-être plus sages. »

Sur l’évolution du capitalisme en création d’argent pour l’argent. Le capitalisme consiste à rentabiliser au maximum l’argent investi. C’est donc à l’origine une affaire d’efficacité. La dérive est due à l’incapacité des individus de porter des jugements sur leur propre action. Nous ne pouvons faire autrement qu’appeler à la barre Karl Marx, en tant que philosophe de la technique. Il a vu que la recherche d’efficacité, à cause des penchants humains, a dérivé en théorie de l’exploitation. Mais Marx avait les yeux fixés sur la production, il avait négligé que le progrès technique allait rendre accessible la consommation à tous au XXe siècle.

C’est pourquoi il faut appeler un philosophe plus actuel, Gilles de Beaupte:

  • Au départ, l’échange se faisait Marchandise contre Marchandise (MM).
  • Puis Marchandise – Argent –Marchandise (MAM).
  • Mais on a abouti à Argent-Marchandise-Argent (AMA).

Tout est instrument à faire plus d’argent : humains, animaux, la Terre-même est un gigantesque bassin houiller. Le Numérique est un moyen de rentabiliser encore plus le rendement du vivant et des ressources de la planète. On dira que ce sont encore des humains, des oligarchies qui en profitent. Mais elles sont interchangeables. Le système lui, désormais, demeure. Il est là pour longtemps, il tourne, on le pousse tous à fond pour consommer plus. Dans ce système, l’homme n’a plus qu’à essayer de s’adapter, au besoin avec un masque à oxygène.

A moins de trouver une solution avec le numérique, d’arriver à utiliser plus d’intelligence et moins de matière et d’énergie. On n’est qu’au début de cette démarche, s’il est encore temps. C’est l’objet des titres optimistes de Jérémy Rifkin :

« La troisième révolution industrielle, comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde »

« La nouvelle société du coût marginal zéro, l’Internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme » ;

  • Cela implique de faire à un niveau local un effort de connaissance et de responsabilité jamais vu depuis la centralisation des moyens de production à l’Age du Bronze. C’est une bifurcation inédite. Les outils numériques en apportent les moyens de revenir au commerce MM,
  • Une nouvelle économie où la valeur d’usage prime sur la propriété, par des communaux collaboratifs

ou de Christian Saint-Etienne « La France 3.0, agir, espérer, réinventer ».

  • L’étendre à l’échelle de la France, en écrivant un nouveau contrat social, avec des millions d’emplois à la clé, et en redonnant confiance

À propos de Jean-Marc Bélot

Eclairer le présent, montrer que le meilleur est possible: devenirs des sociétés humaines, lieux merveilleux qui nous entourent.

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Cette entrée a été publiée le 8 décembre 2018 par dans @ Epreuves choses extraordinaires, Hauts de France, Normandie, Sorties et conférences.

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